Ici, même les sirops sont hors de prix ! (Hayden)

Derrière la vitre, la pluie tombait sur la rue new-yorkaise. De toutes petites silhouettes, comme des points, pressaient le pas, allaient et venaient, déployaient des parapluies : alors le point grossissait un peu, il se confondait aux autres points, dans une coulée noirâtre — la ville était comme un organisme affectée par une étrange maladie. Du soixantième étage d’un immeuble, tous les New-Yorkais se ressemblaient.

Ivan attendait, les mains enfoncées dans les poches. Il n’aimait pas être si haut. Ce n’était pas qu’il eût le vertige. C’était autre chose, quelque chose qui l’habitait depuis plusieurs années déjà, et qu’il eût été incapable de décrire, que sans doute personne au monde ne pouvait comprendre tout à fait. Ce qu’il n’aimait pas, c’était l’acier et le verre, et la terre, si loin, en bas : il avait l’impression qu’on le privait de quelque chose d’essentiel, qu’on l’aveuglait.

Dehors, dans la rue, il sentait le béton, la terre, la roche, dans les vieux quartiers il sentait les murs, parfois dans les buildings aussi la cage d’escaliers, quand elle n’était pas en aluminium. C’était une sorte de sixième sens, une conscience du monde environnant qui l’avait d’abord surpris, mais dont il souffrait désormais d’être privé. Au soixantième étage, loin de la terre, il se sentait vide et affaibli.

Alors, parce qu’il avait été bien élevé, bien formé, il exploitait jusqu’à cette faiblesse. Parce qu’Ivan avait toujours l’air fragile, et plus il le semblait en effet, plus il était fort : les gens le sous-estimaient, cherchaient à le protéger, et alors il pouvait être terrible. C’était pour la même raison qu’il dédaignait les costumes-cravates qui l’eussent vieilli : il cultivait sa jeunesse pour que l’on ne se méfiât pas de lui.

Derrière lui, il entendit s’ouvrir la porte vitrée du bureau. Il ne se retournait pas. Il continuait à observer la pluie qui tombait, comme perdu dans une rêverie. L’avocat de la firme observait son dos, ce jeune homme qui semblait presque un adolescent, et avec lequel on le forçait à négocier. Il était agacé. Il avait envie de mettre un terme à tout cela. C’était absurde. Avait-il fait de longues et prestigieuses études de droit pour négocier avec de capricieux petits héritiers ?

« Monsieur Spencer estime que vingt-cinq pour cents est une demande excessive. »

Un léger sourire se dessina sur les lèvres de l’héritier Arkadine. Comme chacun des membres de sa famille, il avait sa propre fortune, ses propres intérêts, tous plus ou moins reliés, en dernier lieu, aux intérêts — non par solidarité familiale, mais parce que c’était au groupe qu’ils devaient leurs puissances particulières. Cependant, des membres du clan Arkadine, Ivan était peut-être celui qui cultivait les intérêts les plus indépendants. Mais il demeurait un Arkadine : ces intérêts, il les défendait avec une férocité rusée.

« Monsieur Spencer veut peut-être en discuter avec la banque.
- Nous avons eu des premiers contacts encourageants.
- Croyez-vous vraiment que le conseil d’administration sera de cet avis ? »

Silence. Ivan ne contemplait plus la pluie : il observait le reflet difficilement discernable, dans la vitre, de l’avocat qui réfléchissait. Ivan savait la partie gagnée d’avance. Il savait que cet avocat était moins celui de la société que celui de Spencer et qu’il privilégierait son intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble. Or, l’intérêt de Spencer et de son avocat n’était pas que la banque demandât un audit trop inquisiteur de la firme.

« Monsieur Spencer serait disposé à vous céder quinze pour cents. »

Quinze pour cents des parts personnels de Spencer dans la firme. Ivan se retint de sourire un peu plus. En commençant la négociation, quelques semaines plus tôt, il n’espérait pas obtenir plus de dix pour cents. Et puis, il ne doutait pas que le conseil d’administration finirait par démettre Spencer de ses fonctions — avant que la totalité du prêt officieux qu’il se proposait de faire ne fût versée. C’était décidément une très bonne affaire.

Ivan se détourna de la vitre pour regarder l’avocat. Il sentait qu’il était inutile de tenter d’obtenir une meilleure offre : quinze pour cents, c’était l’ultime sacrifice d’un homme désespéré. Le jeune homme hocha la tête. Il s’approcha de l’avocat, tendit la main, prit le dossier, feuilleta l’accord, avant d’empocher le tout dans son sac à dos — comme un lycéen eût rangé son classeur de mathématiques.

Cinq minutes plus tard, le jeune homme retrouvait la rue — la rue, et toutes ses roches, toute la terre, l’énergie qui vibrait secrètement dans le monde et qu’il ressentait, énergie semblable à celle qui parcourait ses veines, qu’il sentait frémir au bout de ses doigts. Il se sentait bien — complet ¬— épanoui. D’un geste de la main, il héla un taxi qui passait.

Il donna au chauffeur l’adresse d’un grand hôtel dans lequel il descendait souvent, puis s’enfonça confortablement dans la banquette du véhicule, sortit d’une poche de son blouson un portable dernière génération et entreprit de passer un coup de fil. Quelques secondes plus tard, il se mit à parler en russe. Des phrases courtes, des ordres sans doute, dans lesquels le seul mot anglosaxon à revenir était Spencer.

Joies de la circulation de Manhattan : il fallut plus d’une demi-heure au taxi pour rejoindre le fameux hôtel. Ivan paya le chauffeur, avec un pourboire plus que généreux, sortit du véhicule et observa l’hôtel. Il l’aimait bien. Parce que justement il était construit en dur. Avec de la pierre, du marbre : de la roche. Ce charme un peu ancien qui déplaisait parfois aux jeunes clients fortunés, plus sensibles à l’architecture contemporaine, Ivan le goûtait — pour des raisons bien particulières.

Une fois entré dans l’hôtel, il cessait de rassembler à n’importe quel tombeur des couloirs du lycée : les employés le saluaient, il était un habitué. Il était donc quelqu’un. Ivan jeta un coup d’œil à la réception, hésita. Finalement, il se dirigea vers le bar de l’hôtel, qui avait autant en commun avec les bistrots qu’une voiture de luxe avec une vieille Traban.

Il n’y avait encore jamais mis les pieds : il avait d’autres habitudes, fréquentait d’autres établissements, et il était rare qu’il visitât les bars et les restaurants des hôtels où il descendait. Mais ce jour-là, il avait envie de découvrir quelque chose, même quelque chose d’aussi quotidien qu’un nouvel établissement. Le jeune homme passa donc dans le bar, s’assit au comptoir luxueux et élégant ; c’était le matin, il n’y avait guère que quelques hommes d’affaires qui lisaient la presse internationale en attendant l’heure de se rendre à une réunion.

« Un diabolo menthe. »

Ivan leva les yeux vers la personne qui s’apprêtait à le servir et pour qui sa commande un peu enfantine devait changer des traditionnels whiskys.

Il était environ 19 heures lorsqu' Hayden repensa à sa journée.

Elle aimait bien faire ça, réfléchir au passé, repenser aux derniers événements...
C'était comme une habitude, même dans les journées les plus banales, elle maintenait ce rituel.
Cette journée, avait été elle même plutôt banale.
Comme chaque jours, elle s'était levée à 7h30, avait mangé ses habituelles tartines beurrées, le petit-déjeuné du mois. Elle avait ensuite passé un joggins et était allée courir dans le parc accompagnée de son fidèle Ipod.

Contrairement aux apparences, la jeune femme avait toujours aimé le sport, elle avait d'ailleurs pratiqué le karaté et l'athlétisme dans sa jeunesse.

Bref, après deux heures de courses et une bonne douche chaude, elle s'était jetée sur le lit, éreintée.

En fait, cette journée avait été une journée normale, une journée basique, une journée comme toute les autres, terne, peu amusante, sans originalité. Une journée typique pour notre jeune demoiselle Cross.

Enfin, à 17 heures, elle avait passé un vieux jean, une chemise à carreaux et enfin, de belles bottes vintage qu'elle avait trouvé dans un friperie sur Brooklyn. Elle aimait beaucoup cette tenue, simple certes, mais très confortable.
Elle s'était un peu attardée devant le miroir, observant son reflet dans la glace, appréciant sa taille fine et son élégance naturelle. Il faut le reconnaître, elle aimait bien se regarder, c'est vrai.

Elle avait appelé un taxi et s'était rendu à l'hôtel.
Elle avait embrassé ses collègues, discuté un peu, et s'était attelée à la dure tâche qu'est nettoyer le bar, elle avait ensuite installé les cartes et avait attendu les premiers clients.

Après avoir servi une dizaine de whisky et proposé des olives ainsi que des biscuits apéritif aux gens, elle avait pris sa pause.
Accompagnée de ses collègues, elle était montée sur le toit, fumer une cigarette et manger un coup. Ils avaient discuté et blagué pendant environ une heure. C'était sûrement le meilleur moment de sa journée. Elle se sentait entourée, vivante, au milieu de ces gens qui pour la plupart ne savaient rien d'elle.

Elle était ensuite descendu, comme on dit, " l'heure tourne ! " .

Hayden avait continué à servir, à faire des cocktails et échanger quelque mots avec les clients de l'hôtel.

" Une vodka je vous pris. " " Vous me servez un whisky ? " " On peut avoir des cacahouètes ? "

Ces phrases là retentirent toute la soirée.

Un peu plus tard, lorsque la plupart des clients avaient disparu, elle avait commencé à nettoyer les verres.

- Un diabolo menthe.

La voix tira la jeune femme de ses pensées.

-Hmm ?

Murmura t'elle en relevant la tête.

Elle fut troublée en découvrant le visage juvénile du client.
C'était un bel homme, bien qu'elle eut du mal à lui donner un âge, 19 ans, supposa t'elle quand même.

Elle sourit, et continua, plus fort :

- Bien, vous voulez quelque chose avec ?

Parfois, peut-être, Ivan se sentait un peu coupable. De temps à autre, il prenait le métro, il regardait les gens qui revenaient de leur travail, il songeait aux journées épuisantes et répétitives qui étaient les leurs, et alors il prenait la mesure de ses privilèges et il se sentait coupable d’en jouir. Bien sûr, il donnait à des œuvres de charité, surveillait des programmes de développement, mais ce n’était pas tout à fait pareil.

Il y avait peu de choses qui lui paraissaient impossibles. Ces dernières années, au rythme de son engagement progressif dans la cause secrète qui était désormais la sienne, il avait appris à vivre des événements dangereux, à fréquenter des milieux douteux, à sacrifier son confort pour quelque temps, au risque de sa vie parfois. Il s’était découvert un certain don pour cela. Ce n’était pas impossible.

En revanche, cette vie trop réglée et cet asservissement aveugle à des institutions obscures qui étaient le quotidien du commun des mortels lui semblait une chose affreuse et entièrement impossible ; il avait au fond de lui la certitude que jamais il n’eût pu travailler dans un restaurant, dans une boutique. Mieux valait courir l’aventure dans des régions éloignées que faire cela.

Ce n’était pourtant pas du mépris, mais une sorte de compassion et de sentiment de révolte, qui l’habitait quand il considérait ces questions ; il souhaitait qu’un jour la société pût permettre à chacun de se libérer de ces chaînes invisibles et pourtant si cruellement serrées.

En levant les yeux vers la jeune femme qui lui servait un verre, ces réflexions revenaient un peu à son esprit. Bien sûr, il était conscient que la situation de serveuse dans un grand hôtel était loin d’être aussi inconfortable que l’exercice du même emploi dans un établissement mal fréquenté des bas-quartiers. Néanmoins, à la distance incroyable de laquelle Ivan contemplait tout cela, il y avait quelque chose de commun.

Il adressa à l’employée un sourire dont la politesse était mêlée de douceur — c’était qu’il désirait se distinguer du reste des clients, qui commandaient sans la moindre considération pour ceux qui les servaient. De toute façon, à son âge, à ses vêtements, il était aisé de constater qu’Ivan n’était pas un client comme les autres.

« Non, merci. Juste un diabolo menthe. »

L’intérêt de se rendre dans un établissement hors de prix pour commander quelque chose d’aussi commun qu’un diabolo menthe était bien entendu nul, dans la mesure où n’importe quelle serveuse de n’importe quel bar de n’importe quelle ville perdue au fin fond de l’Arizona eût été aussi indiquée que le personnel prestigieux d’un grand hôtel, mais pour la fortune d’Ivan, la différence des prix était absolument insensible.

Le jeune homme posa les deux coudes sur le comptoir, ce qui sans doute n’avait pas l’élégance du groupe d’avocats anglais qui, à une table derrière lui, discutaient les détails d’une importante opération boursière qu’il s’agissait de garantir contre toute attaque, mais c’était incroyablement plus naturel. Les yeux du jeune Russe parcourait les rangées de bouteilles, de marques réputées, qui trônaient derrière le bar.

« Vous les avez toutes goûtées ? Pour faire les cocktails, je veux dire. Il faut une sacrée mémoire. »

Il flottait dans son américain un très léger accent slave, sensible particulièrement sur certaines consoles. Son regard quitta les bouteilles pour se poser sur Hayden, avec une naïveté interrogatrice qui lui donnait un air particulièrement angélique.

En versant le sirop à la menthe dans le verre, Hayden repensa à son père.
Cela peut paraître étrange, mais, ces temps ci, beaucoup de choses lui faisait penser à lui. Elle repensait aux apéritifs, pris sur la terrasse.
Le liquide sirupeux dégoulinant dans les petits verres.

D'ailleurs, son père faisait les meilleurs diabolos du monde. Se dit-elle en souriant.
Ce n'était pas une boisson compliquée il faut le dire. Mais tout de même, elle trouvait toujours les siens misérables par rapport au siens. Des différences de dosages sûrement.

Elle ajouta la limonade, glissa plusieurs glaçons dans le verre et y déposa une longue cuillère argentée au manche en serpentin.

- Non, merci. Juste un diabolo menthe.

Elle releva la tête, une nouvelle fois, et acquiesça dans un sourire. La voix du client lui était très agréable, sont accent sûrement. Il n'était pas américain, ça elle en était sûre.
Pas Français, Allemand peut être ? non. Plutôt de l'Europe de l'est.

Elle l'observa de plus près, en évitant de le fixer, ce qui serai très inconvenant, et remarqua que le jeune homme avait posé ses coudes sur le comptoir. Elle suivit aussi son regard.

- Vous les avez toutes goûtées ? Pour faire les cocktails, je veux dire. Il faut une sacrée mémoire.

Elle comprit qu'il parlait des bouteilles, derrière elle.

- Hmm...

Elle se retourna, posa son index sur les lèvres et fit mine de réfléchir. Elle fit glisser son regard sur toutes ses bouteilles d'alcools alignées. Uniquement des alcools de marques bien entendu.
Des bouteilles, que, bien entendu, elle avait goûté plusieurs fois.

- J'ai goûté toute cette rangée. Mais, il reste encore plusieurs bouteilles sous le comptoir.

Elle se tourna vers lui et lui demanda :

- Votre boisson vous convient ?

A mesure qu’il regardait les bouteilles, qu’il écoutait vaguement les autres clients discuter, qu’il observait du coin de l’œil la serveuse, Ivan laissait les détails de la négociation se dissiper un peu dans son esprit, rejoindre sa mémoire dans l’attente d’être rappelés ; de toute façon, il n’y avait plus de problèmes : tout ce dont il avait besoin se trouvait dans son sac à dos. Pas de souci. Il pouvait avoir l’esprit libre.

Il jeta un coup d’œil à une horloge qui ornait un des murs du bar : c’était l’heure de dîner. Sans doute cela expliquait-il que les lieux fussent vides : la plupart des clients de l’hôtel devaient être au restaurant gastronomique, juste à côté. Il était vrai cependant que, même aux heures d’influence, les liens étaient loin d’avoir l’animation d’un bar de supporters : c’était une ambiance feutrée et mondaine.

Néanmoins, ce calme même était appréciable. Ivan pouvait se laisser aller à rêver un peu, cesser de songer aux chiffres, au bluff, aux décisions importantes à prendre. Cesser également de songer aux rivalités secrètes, aux pouvoirs émergents, aux combats, aux informations qui circulaient silencieusement dans la rue, au ranch et aux personnes qui y étaient protégées.

Il se rendait compte de combien ces moments d’apaisement et d’insouciance étaient devenus rares dans son existence. Il n’était pas certain de trouver à s’en plaindre. Quand il avait envie de discuter, il allait voir Pixie. Il se promenait dans les parcs. Simplement, c’était rare, et un plaisir rare a nécessairement beaucoup de saveur, quelque simplicité que soit la sienne.

Le jeune homme faisait tourner machinalement la cuiller dans le verre qu’Hayden lui avait donné et jetait, de temps à autre, un coup d’œil aux petits tourbillons de bulles qui faisaient leur révolution dans le liquide vert. Il connaissait une Pulse assez âgée capable de contrôler la matière gazeuse. Est-ce qu’elle pouvait créer de la limonade à volonté ?

Ivan releva les yeux vers la rangée de bouteilles en écoutant la réponse d’Hayden.

« Je vois. Je n’ai jamais beaucoup aimé l’alcool. »

Voilà qui ne se mariait guère avec le cliché du Russe imbibé de vodka. Il était vrai cependant qu’imaginer Ivan saoul et braillard n’était pas très aisé, tant il semblait calme et presque éthéré. Il but une gorgée de son diabolo menthe — bien sûr, il était aussi bon qu’il pouvait l’espérer, comme les draps des lits étaient aussi fins que possible et le maître d’hôtel aussi courtois qu’on pouvait l’imaginer. Et tous les clients payaient affreusement cher pour qu’il en fût ainsi.

Bien sûr, il y avait toujours des clients pour trouver à redire. Mais Ivan n’était pas de ceux-là, et il hocha légèrement la tête à la question d’Hayden. Comme il n’y avait pas grand monde, il crut qu’il ne la dérangerait guère en poursuivant un peu la conversation entamée.

« Je ne viens pas souvent ici. Au bar, je veux dire. Vous y travaillez depuis longtemps ? Ce n’est pas trop… Je ne sais pas. »

Il haussa les épaules et désigna d’un geste de tête le groupe des avocats, très sérieux, et occupés à leurs calculs.

« Fastidieux ? »

Pendant qu’elle répondait, Ivan glissa une main dans la poche de son jeans et extirpa un billet de cinquante dollars qu’il tendit à la jeune femme. En lui disant de garder la monnaie. Ce qui constituait un pourboire pour le moins généreux.

Hayden observait le jeune homme. Il était beau, c'était indéniable. Blond, un visage angélique. Il avait l'air gentil, gentil et fragile. Mais, il ne faut jamais se fier aux apparences, n'est-ce pas ?

Il n'avait pas encore répondu à sa question, et elle guettai un mouvement d'approbation, un sourire...
Mais non, les yeux du jeune homme restaient dans le vague. Elle l'avait quand même surpris plusieurs fois à jeter de furtifs coups d'oeil aux clients.
Derrière lui, il ne restait que très peu de personne, la plupart des clients avaient quitté le bar. Un petit groupe d'anglais, vu l'accent, discutaient encore.

De l'autre côté du hall, elle apercevait le restaurant, c'était une grande salle, somptueuse, confortable. Cher aussi, ce restaurant gastronomique attirait tout de même beaucoup de gens, des clients de l'hôtel pour la plupart.
Elle y avait postulé l'année précédente, pour être serveuse, mais elle n'avait pas été acceptée.
La voix de son client la tira de ses pensées.

- Je vois. Je n’ai jamais beaucoup aimé l’alcool.

Elle le regarda un instant et inclina légèrement la tête.

- Vous préférez les diabolos menthe je suppose ?

Elle soupira, confuse. Ce genre de remarques pouvaient être mal prises.

- Excusez moi, je suis désolé. Dit t-elle en posant son front entre ses mains.

La jeune femme était fatiguée, il commençait à se faire tard mais elle avait encore au moins trois heures à tenir.
Le horaires étaient simples : ouverture à 17 heures, fermeture 23 heures. Un peu plus en cas de réservations.
Mais ce soir, aucune réservations. Enfin, pas à sa connaissance. Elle continua son petit nettoyage.

- Je ne viens pas souvent ici. Au bar, je veux dire. Vous y travaillez depuis longtemps ? Ce n’est pas trop… Je ne sais pas. Fastidieux ?

Il lui avait posé cette question en déposant un billet de cinquante dollars sur le comptoir. Elle s'apprêtait à lui rendre la monnaie quand il lui signala qu'elle pouvait la garder.
Son visage s'éclaira d'un sourire, avec ça elle allait pouvoir s'acheter quelque trucs à grignoter sur le chemin du retour.
Elle s'arrêta un moment, et le regarda dans les yeux.

- Houla, murmura t-elle, environ 3 ans. Avant je travaillais comme médecins mais... J'ai du arrêté. En fait, c'est plutôt calme comme travail. Un peu fatigant c'est sûr, mais je m'en sors bien.

Elle passa la main dans ses cheveux.

- Dites moi, vous n'êtes pas américain, n'est-ce pas ?

Ivan balaya les excuses de la jeune femme d’un sourire. Il n’était pas du genre à se formaliser pour si peu et, dans une certaine mesure, il autorisait les incursions dans sa vie personnelle tant qu’elles se limitaient à se renseigner sur ses goûts en matière de boisson. Bien entendu, il y avait toujours des clients pleins d’exigence et de susceptibilité, persuadés qu’être riches conférait une sorte de droit mystérieux de se formaliser pour des choses parfaitement futiles.

La fibre révolutionnaire du jeune homme était émue par cette démonstration de désoeuvrement : il voyait dans les excuses d’Hayden le signe d’une oppression sociale, et comme la jeune femme était par ailleurs assez agréable, il se sentait pris pour elle d’une sympathie qui avait chez lui le caractère de la camaraderie de transfuge. Il songeait par exemple qu’il devait être éprouvant de travailler si tard le soir, et peut-être, du reste, avait-elle un autre emploi, comme beaucoup d’Américains.

La réponse que la serveuse donna à sa question ne manqua pas d’éveiller un peu plus son intérêt. Ivan voyait mal quel accident de carrière pouvait conduire un médecin à venir travailler dans un bar, aussi prestigieux l’établissement fût-il. Mais Hayden était jeune : si elle avait commis une faute médicale grave, elle serait encore prison. Puisqu’elle n’y était pas, si c’était une faute médicale, elle devait être légère et permettait de trouver un emploi — dans un hôpital de seconde zone, dans un quartier point trop riche, mais un emploi tout de même.

Il y avait donc autre chose. L’esprit d’Ivan se mettait en marche, et il était redoutable. Ses capacités de déduction avaient été affutées à la fois par le monde des affaires et de la politique, aux négociations complexes, et par le milieu interlope de la nuit, où il importait de démêler toujours les intentions secrètes des protestations de bonne amitié. Ivan avait été éduqué à tout cela dès son plus jeune âge : il ne manquait pas de compétences en la matière.

Le meilleur moyen de découvrir le secret d’Hayden, c’était bien sûr de poursuivre la conversation et de répondre à son tour aux questions qu’elle pouvait désirer lui poser ; du reste, indépendamment même de sa curiosité, la sympathie naissante que le jeune homme éprouvait pour cette jeune femme manifestement un peu éprouvée l’incitait à fournir des réponses à ces questions et à ne pas se comporter trop froidement.

Il secoua légèrement la tête après une nouvelle gorgée de diabolo.

« Non, en effet. Ca doit s’entendre encore un peu. Je vis ici depuis près de sept ans, mais que voulez-vous, on n’oublie pas aisément sa terre natale. »

Et il était vrai que malgré la rudesse de l’éducation qu’il avait pu y recevoir et son enfance de froideur, Ivan conservait pour la Russie une inaliénable tendresse, qu’il ne manquait pas de satisfaire en retournant régulièrement, sinon chez lui, du moins au pays.

« Je viens de Russie. Je m’appelle Ivan Ivanovitch Arkadine. »

Ce n’était pas un nom tout à fait inconnu. Pour beaucoup de mondains, d’hommes d’affaires, de politiciens ou d’employés de grands hôtels, un peu partout dans le monde, le nom d’Arkadine était associé à une fortune colossale, gérée par un clan extrêmement solidaire, d’une main de fer, et dont le poids politique était considérable parce qu’il contrôlait des industries clefs pour la survie des pays. Aux yeux du grand public en revanche, ce nom était presque invisible : le groupe avait multiplié les filiales et les sous-filiales, sous des noms divers, pour se masquer aux yeux des électeurs — parce que les électeurs n’aiment pas savoir qui sont les puissants.

Le prénom particulier d’Ivan n’était pas inconnu, mais il était plus discret. Beaucoup d’associations de charité qui lui devaient une partie non négligeable de leurs ressources eussent aimé le traiter avec les honneurs qu’elles estimaient lui être dus, mais le jeune homme fuyait bien des réunions mondaines et il n’était pas facile d’avoir un rendez-vous avec lui.

Il n’y avait guère que le personnel des hôtels qu’il fréquentait habituellement qui avait l’occasion d’associer régulièrement son visage et son nom. Pour eux, il était un des membres du clan Arkadine, par conséquent un client de choix, mais les informations s’arrêtaient là. Et puis, les clients des grands hôtels payaient parfois justement très chers pour que l’on n’en sût point trop sur eux.

« Et vous ? Comment vous appelez-vous ? »

La jeune femme ne posait jamais de questions personnelles, c'était une habitude, elle se contentait toujours de banalités, des " Votre boisson vous convient-elle ? " ou encore " Vous désirez quelque chose ? ".
Elle accompagnait toujours ce genre de phrases toutes prêtes d'un sourire poli.

Mais là, face à ce mystérieux jeune homme, elle ne pouvait s'empêcher de poser des questions.

- Non, en effet. Ca doit s’entendre encore un peu. Je vis ici depuis près de sept ans, mais que voulez-vous, on n’oublie pas aisément sa terre natale. Je viens de Russie. Je m’appelle Ivan Ivanovitch Arkadine.

Russie...
Elle aurait du s'en douter. Ce type d'accents slaves, était reconnaissable entre mille.
Elle aimait d'ailleurs beaucoup ce pays, au lycée elle avait tenté d'apprendre le russe, mais n'avait jamais réussis à aligner deux mots.

Elle avait terminé son nettoyage, il ne lui restait plus qu'à attendre le départ des clients.
Le groupe d'anglais avait disparu, il ne restait que le russe et deux ou trois autres personnes installées sur les confortables fauteuils.

- Et vous ? Comment vous appelez-vous ?

Hayden fût troublée par la question. Habituellement, les clients de l'hôtel ne posaient que rarement des questions.
Quelque fois, elle tombait sur ces perles rares que sont les gosses de riches, comme on dit.
Persuadés de leur supériorité, ils la toisaient toujours de leurs regards méprisants.
Ceux-là ne daignait même pas lui répondre. Ils acquiesçaient simplement, mais avec tant d'arrogance... Il n'y avait aucune trace d'arrogance ou de mépris dans la voix et l'expression du russe.
Elle n'était pas vraiment surprise. Elle avait dès le début apprécié Ivan.
Il y avait chez lui un quelque chose qui mettait toujours en confiance. Peut être à cause de sa propre confiance en lui.

- Je m'appelle Hayden Cross. Hayden Dorothy Cross en fait, mais personne ne m'appelle comme ça.

Ivan Ivanovitch Arkadine... Sûrement issu d'une grande famille Russe. A vrai dire, ce nom ne lui disait pas grand chose. Pourtant, cela devait être plutôt commun comme nom, Ivan. Mais bon, elle était persuadée de son importance, dans son pays.

- Dites moi, vous êtes ici pour affaire ?

Elle regretta immédiatement sa question. C'était stupide. Mais en même temps, elle avait envie d'en savoir plus.
Mais comment savoir si le jeune Arkadine est homme de réponses, ou de questions ?

Ivan ne pouvait que trop bien imaginer le genre de personnes que l’emploi de la jeune femme la forçait à fréquenter. Sans doute n’était-ce pas aussi terrible que de travailler dans un quartier difficile, mais les risques n’étaient pas inexistants : certaines personnes habituées à tout acheter croyaient réellement que tout était à vendre et pensaient que l’argent effaçait tous les crimes, que les pauvres ne pouvaient pas s’offrir le luxe de la justice.

Et puis il devait y avoir, en dehors de ces cas gravissimes, toutes les petites vexations quotidiennes. Ivan avait croisé, parfois, certains grands bourgeois de sa génération, dont la fortune était comparable à la sienne, mais dont la vie avait pris un tour très différent. Il était vrai que son père avait été absent tout au long de son enfance, mais du moins avait-il veillé à ce que ces enfants ne fussent pas livrés à eux-mêmes et ce qu’ils pussent recevoir une éducation rigoureuse : des ambitions et des attentes, sinon plus nobles, du moins plus complexes, que l’éternelle vie de plaisirs stériles que menait une partie de la jeunesse dorée.

Ces gens-là, Ivan ne les fréquentait que lorsque c’était strictement nécessaire, dans certaines réunions mondaines où il fallait se trouver pour rencontrer tel financier ou tel homme politique, parce que les conversations au coin d’un salon étaient parfois plus franches et plus efficaces que les négociations longuement menées dans un grand bureau vitré ; mais Ivan n’allait pas au golf, rarement dans les clubs branchés, et l’austérité qui régnait dans son clan ne songeait guère à lui faire le reproche de fuir ce genre de sociétés.

Il perçut donc la surprise de la serveuse : c’était encore un signe de ses difficultés. Ce signe ajouté aux autres continuait à la rendre sympathique aux yeux du jeune homme. Il hocha légèrement la tête quand la jeune femme lui apprit son nom. Il esquissa un sourire quand la jeune femme évoqua l’habitude qu’avaient pris les gens de raccourcir son nom.

« Eh bien, vous savez, là d’où je viens, la longueur des prénoms est une habitude. »

Ivan Ivanovitch n’était pas non plus un prénom très court. Peu à peu, Ivan s’était fait à la mode occidentale et il ne se formalisait plus guère que l’on omît son second prénom. Cela faisait simplement partie des petites différences culturelles auxquelles un expatrié devait nécessairement s’accommoder. Ca et le manque de neige en hiver. Il pouvait bien passer au-dessus.

Le jeune homme sourit à la nouvelle question d’Hayden, mais il ne sembla pas immédiatement décidé à répondre, baissant les yeux sur son verre dans lequel il faisait lentement tourner la longue cuiller métallique, avant d’en boire une gorgée et de livrer une réponse énigmatique.

« Je suis toujours partout pour affaire. »

Ce n’était pas très clair. Ivan aimait à jouer sur une prétendue maladresse avec la langue anglaise pour cacher la vérité sans vraiment mentir, dans des phrases difficiles à démêler, à la limite de l’exactitude grammaticale et prêtes à verser dans l’hermétique le plus complet.

Car après tout, il ne disait rien que de vrai : il allait, venait, dans telle ville ou dans telle autre, et c’était pour affaire. Bien sûr, les affaires étaient diverses : il y avait les affaires financières, les affaires politiques, les affaires de l’ombre, des Pulses, et puis, parfois, très rarement, les affaires personnelles. Mais il ne paraissait pas disposé à livrer beaucoup de détails à Hayden.

Mais il était soucieux de ne pas laisser la conversation s’épuiser, parce qu’il désirait en apprendre plus sur la jeune femme — par intuition peut-être — et parce qu’il ne voulait pas qu’elle pût croire que la question qu’elle venait de poser l’indisposait au point qu’il désirait abréger l’entrevue.

« Vous avez l’air fatigué. »

Il y avait dans sa voix une douceur presque protectrice, qui contrastait vivement avec la fragilité de ses traits, suggérant elle que c’était lui qu’il fallait protéger.

« Je suppose que vous finissez tard tous les jours. Ca ne doit pas être évident, de vivre comme cela, en décalé. »

Puis, glissant insensiblement d’un sujet à un autre :

« Il est vrai que puisque vous avez été médecin, vous avez l’habitude des horaires improbables. »

Ivan mit du temps à répondre. Réfléchissait t-il ? Ou refusait t-il seulement de répondre à sa question ?

- Eh bien, vous savez, là d’où je viens, la longueur des prénoms est une habitude.

Ce n'étais pas une réponse à sa question, mais ça ne la gêna pas pour autant.
Au contraire, cela fit resurgir une multitude de souvenirs. Le collège en priorité, l'appel par exemple, où chaque professeurs s'obstinaient à bien dire " Hayden Dorothy Cross ". Un long prénom au milieu des " Kévin ", " Chloé " et autre.
Cela l'avait quelque peu complexé sur le moment, et depuis, par habitude ou par réflexe, elle se contentait d'Hayden Cross, ou, Hayden D. Cross à l'écrit.
En regardant Ivan, elle s'aperçut qu'il fixait son diabolo.

- Je suis toujours partout pour affaire.

Cette réponse ne l'éclaira que très peu. Il y avait toutes sortes d'affaires dans la vie, affaires financières, affaires politiques, affaires personnelles...
En même temps, sa question n'était pas bien formulée non plus.

- Vous avez l’air fatigué. Je suppose que vous finissez tard tous les jours. Ca ne doit pas être évident, de vivre comme cela, en décalé. Il est vrai que puisque vous avez été médecin, vous avez l’habitude des horaires improbables.

Elle appréciait discuter avec le russe. Il était gentil, ça se sentait. Dans sa dernière question, elle ressentait comme de la douceur.
Il lui rappelait un peu son frère. Même si elle gardait très peu de souvenirs de lui, elle se souvenait de sa manière de la prendre dans ses bras et de la réconforter lorsqu'elle était triste. Mais c'était avant qu'il ne meurt. Elle avait 7 ans lorsqu'il avait disparu. Ca avait été un gros choc pour elle, et elle avait tenté de refouler tout ça, d'oublier tout. En vain.

- Effectivement, dit-elle en souriant, je finis tout les soirs à 23 heures. Voir plus, quelque fois.

Elle marqua une petite pause. La deuxième partie de la question concernait son ancien travail, son don. C'était une période difficile pour elle, à cause de toutes ses fois où elle s'était demandée " Lui, ou moi ? ", à cause de tout ces nuits passées sans dormir et au final, cette chambre blanche.

- C'est vrai qu'à cette époque je travaillais beaucoup de nuit, j'avais des horaires impossibles… En fait, le manque de sommeil est l'une des causes de mon départ.

Au moins, elle ne mentait pas, elle mettait juste sous silence une partie de l'histoire...

- Et vous, vous travaillez dans quoi ?

Des frères et sœurs, Ivan en avait, beaucoup. Mais il devait bien avouer qu’il n’était guère proche d’eux : une enfance studieuse, des différences d’âge, des intérêts divergents, avaient tôt fait de les séparer, et il arrivait plus souvent qui les considérât comme des associés plus ou moins lointains que comme des membres de sa famille ; du reste, il n’avait jamais considéré la situation avec tristesse : l’habitude l’avait formée en lui depuis son plus jeune âge, il n’en avait pas connu de différente, et il ne regrettait pas qu’elle fût telle qu’elle était.

Il était vrai que sous ses airs fragiles, Ivan était fort d’un esprit d’indépendance à toute épreuve : ainsi ne s’attachait-il guère aux gens, quoiqu’il fût toujours courtois et même aimable avec eux, de sorte qu’un sentiment de proximité avec lui était toujours en quelque manière une illusion, qui finissait par s’évanouir et ne laisser plus qu’un peu d’amertume et de nostalgie.

Sans doute eût-il été préférable, pour beaucoup de ses connaissances, qu’Ivan affichât la froideur relative de son caractère : c’eût été sans surprise et l’on eût été fixé dès le premier regard. Mais la découverte en était toujours progressive et d’autant plus déstabilisante qu’il était impossible de lui en vouloir tout à fait : il ne promettait jamais rien et, en toute rigueur, l’on ne pouvait pas dire qu’il décevait des attentes auxquelles il eût permis de se former.

Le jeune homme hochait la tête en écoutant les explications de sa nouvelle connaissance : il était ravi de voir qu’il progressait un peu. Le manque de sommeil, donc. C’était étrange. Elle avait fait des études de médecine avant d’être médecin : si dormir peu était un probable, elle aurait dû s’en rendre compte déjà sur les bancs de la faculté. La révélation était un peu tardive et peut-être, sans doute, y avait-il d’autres causes qu’elle dissimulait.

La question de la jeune femme fit naitre un sourire un peu amusé sur ses lèvres. Comment pouvait-il expliquer simplement à quoi il occupait sa vie ? Il versait de l’argent, récupérait des parts de sociétés importantes, pour gagner plus d’argent et surtout un poids politique, ce qui lui donnait accès à des informations, des privilèges, qui lui permettaient de mieux comprendre la situation complexe qui s’était mise en place, de prévoir la suite des évènements, de peser dans la balance, de protéger ceux qui avaient besoin de l’être et de lutter contre l’ennemi.

Ivan ne voyait pas comment démêler le thriller politique qu’était devenu son existence en quelques phrases simples et, d’ailleurs, il n’en avait pas tellement envie. Toute sympathique qu’elle fût, Hayden Dorothy était peut-être une Pulse mal intentionnée, un agent d’une organisation secrète, un espion (toutes hypothèses improbables et néanmoins possibles), ou bien une simple humaine dont la vie tranquille ne devait pas être troublée par la révélation de cette guerre souterraine.

« Je suis dans la finance. J’achète, je vends. Des parts de société, des actions. J’essaye de sécuriser une part des avoirs du groupe. »

Pour tous les membres du clan Arkadine, le groupe Arkadine était à la fois la fin de certaines actions, l’entité qu’il fallait consolider et protéger, et un paravent qui protégeait des intérêts plus personnels : le labyrinthe de ses filiales, de ses avocats, de ses sociétés-écrans, de ses comptes plus ou moins officiels, permettait à chacun de perdre les gens trop curieux. Tout agent des trésors publics un peu trop insistant était engagé dans un écheveau de chiffres et de statuts qu’il était quasi impossible de démêler.

Et cela permettait à Ivan de décrire, sans vraiment mentir, ses activités par cette expression irréelle : vendre et acheter des parts et des actions. Il se doutait que, pour beaucoup de gens, qui étaient habitués à acheter des objets, ces choses inconsistantes qui s’échangeaient dans un monde lointain ne représentaient rien, n’avaient aucune signification, et les clefs du système étaient dissimulées, offertes à quelques rares élus. C’était à la fois ce que combattait Ivan et les armes dont il se servait.

« Pourquoi ne pas avoir choisi une situation plus calme ? Médecin de campagne, par exemple. Ce n’est pas très excitant, mais enfin, cela préserve un peu le sommeil. »

Il leva vers la jeune femme des yeux bleus d’une curiosité naïve. Faussement naïve, bien entendu : mais tellement déconcertante.

Elle avait posé cette question naturellement, bien qu'elle sut que le jeune homme ne travaillait pas comme vendeur de hot dog ou de journaux, elle désirait savoir la cause de sa richesse, qu'est ce qui avait permis à la famille Arkadine d'être aussi riche ? Car elle en était certaine, Ivan n'avait pas acquis sa fortune seul.

Elle ouvrit une boîte d'olives vertes en déposa dans une petite coupelle qu'elle posa devant Ivan.

- Je suis dans la finance. J’achète, je vends. Des parts de société, des actions. J’essaye de sécuriser une part des avoirs du groupe.

La finance. Ce la ne l'avait jamais intéressé. En même temps, elle n'avait jamais vraiment su en quoi ça consistait.

Elle se baissa pour attraper une limonade, l'ouvrit et versa le liquide dans un verre.
Elle y plongea une paille et avala une gorgée. Les fines bulles éclataient au contact de son palais. Elle adorait les boissons sucrées, enfin, pas tous bien entendue, mais la limonade au citron restait en tête de liste.

- Pourquoi ne pas avoir choisi une situation plus calme ? Médecin de campagne, par exemple. Ce n’est pas très excitant, mais enfin, cela préserve un peu le sommeil.

Elle s'attendait à cette question. On l'a lui avait posé plusieurs fois.
Sa mère la lui avait posé, son patron aussi, sans oublier ses amis.

- Comment vous dire... Je, j'ai toujours aimé travailler, je veux dire, je, au début ça me faisait du bien de travailler tellement que je ne pouvais même pas réfléchir à mes problèmes.

Elle avala quelque gorgées de sa boisson et reprit.

- J'étais la première à faire les tours de garde, la première arrivée au travail. Je passais presque ma vie là-bas. Et puis un jours j'ai moi même fini à l'hôpital.

C'était étrange pour elle, de raconter tout ça à un inconnu. En voyant le verre de diabolo à demi vide, elle enchaîna :

- Vous souhaitez une autre boisson ?

Puis, en montrant les olives, elle ajouta :

- Vous aimez les olives ?

Ivan écoutait la réponse d’Hayden Dorothy, et pendant que la jeune femme parlait, le regard du Russe se posait sur elle, la décryptait, comme un joueur de poker décrypte un camarade de jeu, un adversaire, mais avec moins d’hostilité et de méfiance — néanmoins, il y avait dans ce regard une sorte de perspicacité froide qui n’était pas faite pour mettre entièrement à l’aise, comme si Ivan avait accès à des choses qui devaient demeurer cacher.

Pour sa part cependant, il ne pouvait faire que des suppositions, et il ne voyait que trop bien combien la réponse que lui faisait la jeune femme avait quelque chose de convenu et de préparer ; car sans doute la question qu’il lui avait faite, on avait dû la lui poser de nombreuses fois, et il était peu probable qu’elle en fût surprise : elle devait avoir en mémoire une réponse bien préparée, qui était à peu près celle qu’elle lui offrait.

Voilà qui ne l’avançait pas beaucoup. Ce qu’il remarquait cependant, c’était qu’elle ne répondait pas vraiment à sa question : elle décrivait les raisons pour lesquelles elle avait beaucoup travaillé, et comment ces raisons l’avaient amenée à quitter son travail, mais non la raison pour laquelle elle n’avait pas choisi un autre travail, plus calme et plus reposant, dans le même domaine. Par besoin de travailler ? Mais alors, en quoi avoir quitté son précédent travail changeait-il quelque chose ?

Le regard d’Ivan se faisait un peu songeur à mesure qu’il passait en revue différentes hypothèses qui fussent susceptibles d’éclairer le comportement d’Hayden Dorothy. Comme un chien de chasse qui s’est engagé sur une piste, il laissait son intuition guider sa raison, sa raison soutenir son intuition, et sa curiosité éveillée n’était pas prête d’abandonner une intrigue qui pouvait bien n’avoir rien de finalement très exaltant, mais qui pour l’heure était, tout du moins, une heureuse distraction.

Il mit une ou deux secondes pour entendre vraiment les questions anodines que lui posait la serveuse, pour relever les yeux du vide dans lequel il les avait pensivement perdu et secouer légèrement la tête.

« Hmm. Non… et non. Les olives, c’est un peu trop… Pas assez… Je ne sais pas. En tout cas ce n’est pas mon truc. Mais c’est très aimable à vous. »

Il avait cette sorte de politesse du vieux continent qui consistait à remercier les gens qui accomplissaient précisément les fonctions pour lesquelles ils étaient rémunérés ; les parts respectives qu’avaient son éducation et ses idéaux politiques dans la continuation chez Ivan de ce savoir-vivre pluriséculaire étaient difficiles à séparer — toujours était-il qu’aux Etats-Unis, cela avait toujours un charme un peu exotique et légèrement suranné.

« Quant au verre, eh bien, je crois que je vais y aller. Il est tard et j’ai quelques mails à envoyer. Un autre jour, sans doute : je reste encore quelques temps ici. »

Il laissait un fond dans son verre ¬— politesse encore, cette fois-ci purement instinctive. C’était le signe de l’abondance et surtout, le signe qu’il ne tenait pas à en avoir pour son argent : privilège des gens fortunés. Il eût aimé se détacher de tout ce qui le rapprochait de ses origines, mais de semblables amendements à soi-même sont difficiles à obtenir.

Il se leva, jeta son sac sur l’épaule et, soucieux de montrer à Hayden Dorothy que la conversation qu’ils avaient partagée, aussi brève fût-elle, dépassait les simples obligations à peine sociales d’une serveuse et d’un client un peu courtois, qu’ils étaient deux personnes qui s’étaient rencontrés indépendamment de leurs places respectives dans la société, le jeune homme tendit naturellement la main à sa nouvelle connaissance, peu conscient du danger improbable auquel ce geste l’exposait.

Hayden avait répondu sans trop réfléchir, elle répondait toujours la même chose, au bout d'un moment, c'était devenu un automatisme.
Jamais répondre clairement, toujours enrober, contourner, ne jamais aller dire la vérité.
Elle savait bien mentir, mais quelque fois, elle le sentait, son interlocuteur doutait, ou se posait des questions.
Heureusement pour elle, par politesse, ou par délicatesse, jamais ils ne posaient de questions.

Elle sentait le regard scrutateur du russe. Il l'observait, ses yeux la fixait, elle avait l'impression qu'il essayait de comprendre, voir plus loin que les apparences.

- Hmm. Non… et non. Les olives, c’est un peu trop… Pas assez… Je ne sais pas. En tout cas ce n’est pas mon truc. Mais c’est très aimable à vous.

Elle lui sourit encore, mais cette fois, ce n'était pas un sourire poli, c'était un vrai sourire. La manière de s'excuser du russe, même si un " non merci " aurait suffit, l'amusait.
Elle repris la coupelle.

- Quant au verre, eh bien, je crois que je vais y aller. Il est tard et j’ai quelques mails à envoyer. Un autre jour, sans doute : je reste encore quelques temps ici.

Elle était déçu qu'il parte si tôt, c'était le premier client avec lequel elle prenait plaisir à discuter, "réellement".
De plus, il lui restait encore quelques heures à travailler et cette fin de soirée s'annonçait longue…

- Bien. Je vous le rappelle, le bar est ouvert tout les soirs.

Elle le regarda attraper son sac, et le jeter d'un geste qui avait l'air naturel et étudié en même temps.
Il lui tendit la main, apparemment, cette conversation lui avait plus, aussi.
C'était étrange, mais elle espérait réellement qui allait revenir. Elle avait l'impression qu'un mystérieux lien les reliait.
Elle ne fut pas surprise lorsqu'il lui tendit la main, ça paraissait, naturel, même de sa part.
Elle la regarda un instant, se pencha au dessus du comptoir et la serra. C'est à ce moment qu'elle ressentit des petits picotements dans la paume de sa main.

Elle les connaissait, ces picotements, elle les avait déjà ressentit. Elle tressaillit. Ce n'était pas normal, ça ne devais pas arriver.
Habituellement, c'était en touchant le front d'une personne que ça se produisait. Si ça commençait à arriver au moindre contact humain... Elle n'osait même pas l'imaginer.

Le jeune homme eût volontiers passé quelques heures de plus avec Hayden Dorothy, mais il craignait un peu de la déranger dans son travail ou bien que son supérieur vît d’un mauvais œil qu’elle fût si amicale avec les clients : les suspicions se réveillaient vite dans un établissement où les clients s’estimaient des rois et croyaient avoir les moyens d’acheter toute sorte de faveurs — il arrivait du reste assez souvent qu’ils n’eussent pas entièrement tort.

Et puis, bien sûr, il avait des courriels à envoyer. Ils pouvaient attendre le lendemain, mais Ivan n’était pas un grand adepte de la procrastination : sous ses allures du jeune homme décontracté et un peu insouciant, allure qu’il cultivait soigneusement pour profiter d’un certain effet de surprise, il avait le sens du travail accompli efficacement et ne reculait pas devant des heures passées à compulser des tableaux de chiffres et de données.

Il esquissa un léger sourire à l’invitation voilée que la jeune femme lui faisait de revenir de temps à autre. Il pouvait promettre d’y songer, mais ne pouvait promettre beaucoup plus : son emploi du temps était toujours en quelque manière surchargé et, dans ses relations même les plus anodines, le jeune homme n’était pas réputé pour être d’une très grande constance. Il y avait bien des jeunes gens éparpillés dans le monde qui songeaient à lui en faire d’amers reproches.

Il serra la main d’Hayden, rassemblant son énergie pour les quelques heures de travaux informatiques qui l’attendaient, mais à peine la peau de la jeune femme entra-t-elle en contact avec la paume de sa main que ces forces qu’il croyait posséder sûrement — après tout, il n’était pas si tard — s’évanouir brusquement, une torpeur insidieuse s’emparait progressivement de lui.

Par un instinct qu’avait formé en lui sa fréquentation, depuis quelques années, d’êtres aux capacités diverses et surprenantes, Ivan dégagea promptement sa main de celle d’Hayden avant que la sédation ne fît en lui un effet plus redoutable : il était peu désireux de s’effondrer comme un arbre mort au beau milieu du bar de l’hôtel, quelque confiance qu’il en eût envers les employés du lieu pour le porter jusqu’à sa chambre. Il sentait que sa réputation eût pu en partir.

Il se sentait las — soudain si fatigué — sans qu’il pût déterminer tout à fait si c’était une fatigue nerveuse, physique, mentale. Il avait pris appui sur le bar pour ne pas trop chanceler et se rasseoir finalement sur le tabouret qu’il venait de quitter, laissant son sac glisser de son épaule et tomber par terre. Il n’avait qu’une envie, c’était de dormir, mais il faisait son possible pour recouvrir un peu de force et d’énergie.

Tout autre jeune homme fortuné et controversé que lui eût soupçonné Hayden Dorothy d’avoir empoisonné le fameux diabolo menthe en y versant un sédatif, mais Ivan faisait instinctivement le lien entre le contact de leurs épidermes et la sensation qui l’avait envahie ; il ne doutait pas que Hayden Dorothy fût une Pulse, et instinctivement, il se sentait en danger : si les intentions de la jeune femme étaient mauvaises, il aurait du mal à se défendre, affaibli comme il l’était.

Il releva vers elle des yeux bleus et fatigués, pour tenter de scruter son esprit. Et, tout fatigué qu’il fût, il ne doutait pas avoir gardé quelque chose de sa perspicacité ; or, il ne lui semblait pas que Hayden Dorothy fût en train de nourrir des projets particulièrement sombres à son encontre. Ce qui impliquait qu’elle ne maîtrisait pas son pouvoir ¬— elle était jeune, c’était compréhensible — sans doute pas impliquée dans quelque groupe que ce fût — et très probablement en train de se demander comment expliquer ce petit incident.

« Vous avez une intéressante poignée de main. »

Il avait adressé un sourire un peu pâle à la jeune femme, comme un signe d’entente, pour la rassurer, pour qu’elle comprît qu’il comprenait, et qu’elle n’avait rien à craindre. Sa voix avait perdu de son énergie tranquille : elle était celle de quelqu’un qui, après une longue journée de travail, ne songe plus guère qu’à rejoindre les bras de Morphée. Fort heureusement, Hayden Dorothy était une novice, le contact avait été bref : les forces d’Ivan revenaient, lentement.

Il imaginait plus ou moins, à présent, quelles raisons avaient pu pousser la jeune femme à quitter son emploi : une telle possibilité devait avoir une contrepartie, et il était difficile de résister à la tentation d’alléger les douleurs d’un patient par un sommeil réparateur. Il imaginait aussi qu’elle devait se sentir perdue, inquiète peut-être, et comme étrangère à elle-même.

« Je crois que je vais prendre un café, finalement. Et rester discuter un peu avec vous, si cela ne vous dérange pas. »

Il adressa à nouveau à Hayden un sourire protecteur.

« Je crois que nous avons beaucoup à nous dire. »

Ce moment paru durer une éternité, ses pupilles rétractées au maximum, Hayden était sous le choc, pâle comme un linge.
Qu'arriverai t-il si le jeune homme face à elle s'écroulait, mort de fatigue ? A son réveil, que s'imaginerai t-il ?
Elle doutait qu'il ne put imaginer qu'elle l'ait drogué. Mais, si c'était le cas, et qu'il le signalait à son boss, elle risquait d'avoir des problèmes...

Heureusement, le jeune homme eut un bon réflexe, il lâcha sa main. Chancelant, il s'appuya contre le bar et son sac glissa par terre. Il ouvrit la bouche, et dit d'une voix légèrement incertaine :

- Vous avez une intéressante poignée de main.

Il réussis à lui faire un sourire. Pâle, certes, mais tout de même, il reprenait des couleurs.
Le contact avait sûrement été trop bref pour que son don fasse totalement effet. Elle même eut un petit rire nerveux.

- Je crois que je vais prendre un café, finalement. Et rester discuter un peu avec vous, si cela ne vous dérange pas, je crois que nous avons beaucoup à nous dire.

La jeune femme se détendit un peu. Elle se relâcha et tomba sur son propre tabouret, de l'autre côté du comptoir.
De son côté, Ivan lui souriait toujours, mais avec beaucoup plus d'assurance, même si sa voix, elle, au contraire, trahissait ce qu'il venait de vivre.
Mécaniquement, elle attrapa une jolie petite tasse blanche et y fit couler un expresso. Les arômes du café se répandirent dans la salle, ronds et puissants.
Elle aimait cette odeur de café noir, à chaque fois, elle lui rappelait les petits-déjeuné du dimanche, en famille. Ca faisait longtemps qu'elle n'avait eu ce genre déjeuné.
Elle lui tendit la tasse.

- Je... Je suis désolé, voilà ta euh votre tasse.

Elle prit sa tête entre ses mains. Elle parvint tout de même à se redresser et à grimacer un sourire avec toute la confiance dont elle disposait. Si il était au courant, pour les dons, il fallait absolument qu'elle paraisse la plus normale possible. De plus, elle était réellement choquée par ce qui venait de se passer. L'instabilité de ses capacités la troublait, ce n'était jamais arrivé avant.

- Ce qui vient de se passer. C'est un accident, je suis désolé. Sincèrement.

Elle savait que son excuse ne tenait pas la route, qu'il devait se poser des questions, mais pour le moment elle n'arrivait pas à trouver de raisons valables.

Ivan avait fermé les yeux — étrange moyen de lutter contre la puissante envie de dormir qui s’était emparée de lui depuis que sa peau avait touché celle d’Hayden. Le jeune homme se concentrait. Il essayait de sentir ce qui se trouvait autour de lui, le marbre, la pierre, la terre qui construisaient l’hôtel ou le supportaient, l’énergie qui battait dans le monde et que lui sentait plus que n’importe qui : c’était de là qu’il tirait sa force et il essayait de s’y ressourcer.

Ce n’était pas toujours très efficace. Parfois il n’y parvenait pas. Quand il y arrivait, cela n’avait pas des conséquences incroyables. Mais du moins se sentait-il mieux, plus en forme, plus calme. C’était une sorte d’union mystique, avec des forces qui le dépassaient, et dont il lui était difficile de se passer. Mais après tout, quelle importance, car quels dangers pouvait-il y avoir ?

Il se sentait un peu mieux, soit que le contact eût été trop bref pour l’handicaper longuement, soit que les arômes du café qui se développaient dans la pièce commençassent à le réveiller, soit que cette énergie secrète montât déjà en lui par des canaux qu’il était seul à percevoir. Ses yeux se rouvrir : il avait toujours l’air fatigué, mais calme et assuré.

Il sourit à la jeune femme pour la remercier du café, but une gorgée et hocha la tête quand il l’entendit s’expliquer. Elle lui semblait sincère et Ivan ne doutait pas qu’elle le fût. Elle était jeune encore, et comme lui, elle éprouvait des difficultés à maîtriser son pouvoir. Certains étaient plus complexes que d’autres, sans doute. Ivan était sans cesse en contact avec des masses et des puissances immenses, et Hayden semblait lier physiologiquement à son pouvoir d’une telle manière que les choses étaient difficiles à supporter.

C’était pourtant un don considérable qu’elle avait là. Manifestement, elle n’appartenait pas à un groupe très structuré. Elle ne s’était probablement jamais servie de son pouvoir au cours d’un combat. Pourtant, quelle arme redoutable ! Quelque puissant que fût son adversaire, si elle l’endormait, il ne pourrait pas faire grand-chose. C’était à la fois une méthode radicale et une arme sans danger — quoique Ivan ne doutât pas qu’elle pût un jour devenir mortelle.

Il observait Hayden et il se demandait ce qu’elle savait, à quel point elle avait conscience de n’être pas seule dans cette curieuse aventure et si elle sentait quelque chose de la guerre qui se déroulait silencieusement dans le monde. Peut-être même préférait-elle ne rien savoir, et mener une vie paisible loin de tout danger.

Hélas, Ivan savait fort bien que c’était impossible. Quand un Pulse était détecté par quelqu’un, il était rare que les autres voulussent le laisser tranquille. On pouvait se cacher un temps, mais non se cacher toujours. Il valait mieux qu’il instruisît Hayden de ce qu’elle avait besoin de savoir, sans trop lui dire, pour qu’au moins elle pût être sur ses gardes.

D’un autre côté, il n’était pas un recruteur. C’était l’affaire de Gabriel ou de son père adoptif. Lui, pour sa part, se consacrait à des aspects moins reluisants de la survie du Ranch. Le financement. La protection politique. Il ne s’était jamais estimé le mieux placer pour rassurer les nouveaux venus et leur présenter leur avenir : il avait grandi dans l’adversité et les combats, avait appris à les apprécier, mais comprenait que d’autres n’eussent pas les mêmes goûts.

Il fallait donc parler avec circonspection.

« Ne vous inquiétez pas. Nous perdons tous contrôle de temps à autre. »

Dans ce « nous » il avait glissé la suggestion qu’il était comme elle : pour la mettre en confiance. Pour qu’elle sût qu’il n’était pas nécessaire de se cacher, pas avec lui. Il plongea la main dans une poche de son pantalon, l’en sortit, ouvrit le poing : sur sa paume se tenait une bille, visiblement faite de terre ou d’argile, une sorte de poterie.

Ivan étendit légèrement les doigts et la bille se mit à flotter dans les airs, un peu au dessus de sa paume. Le jeune homme observait l’objet.

« Tout cela demande un peu de patience. Mais avec l’âge, les choses arrivent sous contrôle. »

Avant que quelqu’un d’autre ne pût l’apercevoir, il laissa la bille reprendre place sur sa paume et la posa sur le comptoir. L’objet se mit à rouler un peu autour de sa tasse, discrètement. Ivan la commandait machinalement, exactement comme quelqu’un qui fait tourner un crayon entre ses doigts ou qui gribouille au téléphone.

« Cela fait longtemps que vous avez pris conscience de votre don ? Je suppose que c’est à cause de lui que vous avez cessé d’exercer votre précédente profession. »

Bien entendu, il ne lui semblait plus guère nécessaire, à présent, de jouer au chat et à la souris, de prendre des détours : mieux valait parler directement, pour que tout fût clair.

Petit à petit, le rythme de son coeur ralentissait, elle commençait à se calmer. Ivan lui même paraissait avoir retrouvé ses esprits.
Il avait les yeux clos, comme si il essayait de récupérer les forces qui, quelque minutes plus tôt, l'avaient quitté.

La jeune femme attrapa une tasse et y fit couler un café, elle n'était pas sensée boire pendant le service, bien qu'elle le fit tout de même souvent, mais ce soir là, debout devant le jeune homme, elle en avait besoin. Griller une cigarette lui aurai plu, aussi.
Elle avait commencé à fumer après la mort de son père, durant les longues nuits où elle ne pouvait pas dormir, elle ne pouvait s'empêcher d'en sortir une de son paquet.
Au petit matin, il ne restait rarement plus d'une cigarette. Elle avait l'habitude de fumer beaucoup. C'est stupide pourtant, quand on regarde bien, avec tout ce que l'on sait sur la cigarette, les effets néfastes qu'elle cause. Mais bon, Hayden continuait à dépenser une partie de son salaire pour ça.

Elle attrapa sa tasse et bu une gorgée de café. Le liquide lui brûla la gorge. C'était fort, amer, elle adorait ça. Ca la revigora un peu.

- Ne vous inquiétez pas. Nous perdons tous contrôle de temps à autre. Tout cela demande un peu de patience. Mais avec l’âge, les choses arrivent sous contrôle.

Elle faillit s'étouffer en entendant le russe. De plus, elle se rendit compte qu'il faisait bouger, voler en fait, une sorte de cailloux avec sa main.
Avant qu'elle n'ai le temps de réfléchir un peu plus, il reprit :

- Cela fait longtemps que vous avez pris conscience de votre don ? Je suppose que c’est à cause de lui que vous avez cessé d’exercer votre précédente profession.

Il savait tout, et mieux encore, il en avait un aussi. Elle ne savait pas si elle devait être heureuse ou pas.
Ivan n'avais pas l'air méchant, mais nourrissait il de mauvaises intentions la concernant ?
Si c'était le cas, était elle en danger ? Se pouvait il qu'il y en ai d'autre, des… comme lui ?
Son père ne lui en avait jamais parlé, des gens comme eux, il ne lui avait pas dit grand chose en fait, elle le regrettait. Elle aurait voulu connaître l'évolution de son don, que pourrait-elle faire, lorsqu'elle le maîtriserai totalement ? Pourrai-elle endormir quelqu'un à distance, comme ça, juste en y pensant ? Devrait-elle supporter ces désagréments ?

Elle s'aperçut alors que les derniers clients étaient partis. Elle s'approcha alors de son nouvel ami, enfin, elle l'espérait, et commença :

- J'avais quinze ou seize ans, mon père en avait un aussi, le même que moi d'ailleurs, la veille de sa mort il m'en a fait part. Effectivement c'est la cause de mon départ, dès que je l'utilise sur quelqu'un, habituellement lorsque je pose ma main sur son front, il s'endort instantanément ou presque par contre la nuit suivante je ne peux pas dormir. C'est comme si… je donnais une partie de mon propre sommeil à l'autre, tu comprends ?

Elle ferma les yeux un instant, puis reprit :

- Au bout de trois ou quatre nuits sans sommeil, ça devient dangereux, niveau santé mais aussi niveau travail, je devenais extrêmement irritable, j'ai évité les fautes médicales, mais ça devenait impossible, j'enchaînait café sur café, médicaments sur médicaments et puis un jours, j'ai fini moi même dans une chambre stérilisée. C'est là que j'ai compris qu'il fallait absolument que je mette fin à cette situation.

Ivan imaginait assez le nombre de questions qui devaient se bousculer dans l’esprit de la jeune femme en cet instant précis : des questions à propos de son pouvoir, à propos du monde qui l’entourait, à propos des forces en présence. Puisqu’il lui en parlait librement, Hayden ne pouvait que supposer qu’il y avait d’autres gens comme lui qui savaient et la culture populaire américaine ne manquait pas d’histoires de super-héros : il était aisé de supposer quels genres d’intérêts politiques étaient mis en branle par cette situation.

Le jeune homme buvait calmement son café en écoutant les explications d’Hayden Dorothy. Transmission familiale directe : c’était une chance. Les choses étaient un peu moins déstabilisantes. L’histoire de la jeune femme ressemblait à celle de beaucoup de Pulses : des incertitudes, des contreparties, et finalement la nécessité de fuir, un peu, de se cacher, un peu, de changer de vie. Il imaginait bien que cela devait être difficile.

Il comprenait également que la manifestation de son pouvoir avait été tout à fait involontaire et ne répondait pas à la méthode habituelle qu’utilisait la jeune femme, et il voyait comme les choses pouvaient prendre, pour elle, un tour désagréable : si elle devait fuir tout contact humain, sa vie risquait de se compliquer plus que de raison. Mais il était également fort possible que ce n’eût été que l’affaire d’un instant. Les choses, dans le domaine, étaient si incertaines.

Elle avait fini. Ivan hocha légèrement la tête, mais ne répondit rien d’abord. Elle n’avait pas posé de questions, mais le jeune homme supposait aisément qu’elle devait en avoir. Elle n’osait pas. Peut-être avait-elle peur. Car comment pouvait-elle deviner ses intentions ? Ivan était partagé entre ce désir ne pas imposer un recrutement précoce à Hayden et la nécessité de lui expliquer certaines choses, pour la rassurer.

« Je vois. »

Il avait parlé lentement, comme quelqu’un qui, perdu dans ses réflexions, revient peu à peu à la réalité. La bille d’argile s’était arrêtée, figée comme par enchantement sur la tranche du comptoir, dans un équilibre improbable que ne soutenait en réalité que le contrôle d’Ivan. Il fixait le petit objet, comme pour le guider dans ses réflexions.

Il tendit la main, la bille tomba sur sa paume et il la rangea dans sa poche.

« Il est parfois nécessaire de nous adapter à notre don avant que notre don accepte de s’adapter à notre vie. Vous verrez que les choses progressent avec le temps. »

Quelque intimité nouvelle que leur secret commun révélé créait entre eux, Ivan s’obstinait à s’adresser à elle avec cette même politesse emprunte de douceur, qui le rendait alternativement proche et distant, finalement un peu inaccessible.

« Vous devez comprendre que vous n’êtes pas la seule. Nous sommes très loin d’être les seuls. Il y a des gens comme nous dans le monde entier. Depuis un certain temps. Des capacités extrêmement diverses. Parfois très puissantes. Qui parfois modifient l’esprit des gens. Jusqu’à la folie. »

Il avait posé à nouveau ses yeux bleus dans ceux d’Hayden, et ils avaient pris quelque chose de grave et de sérieux. Soudain, Ivan cessait d’avoir l’air d’un jeune homme angélique et un peu irréel, plutôt insouciant, et il était aisé de sentir qu’il était en quelque manière impliqué dans les évènements importants qu’il entreprenait de décrire succinctement à sa nouvelle connaissance.

« Vous voyez, le pouvoir de faire certaines choses parfois transforment les gens. On appelle les gens comme nous des Pulses. Certains Pulses… Disons qu’ils ont choisi la mauvaise voie. Qu’ils se préoccupent uniquement de leur pouvoir. Ce sont des gens dangereux. Contre lesquels il importe de lutter. »

Il restait volontairement un peu vague, pour ne pas impliquer Hayden malgré elle, et parce que le recrutement ne relevait pas de ce qu’il avait l’habitude de faire. Peut-être manquait-il un peu de pédagogie.

« Cette guerre… Ce n’est pas nécessairement la vôtre. Vous n’avez pas à vous sentir responsable. Vous pouvez continuer à mener votre vie. Mais sachez simplement, enfin, que si un jour vous vous sentez les épaules… Nous sommes là. Pour lutter. Ou simplement pour vous protéger. En attendant, il est sans doute prudent de demeurer discrète. Très discrète. Nous sommes un objet d’intérêt pour beaucoup de gens dont les intentions ne sont pas toujours très louables. »

Elle avait ponctué sa réponse d'un profond soupir. Devant elle, Ivan paraissait pensif. A un moment, il hocha légèrement la tête, avec gravité.

- Je vois.

Le jeune homme avait parlé lentement, malgré son anglais impeccable, on pouvait aisément discerner son accent.
Elle ne pouvait détacher son regard de la petite bille d'argile. Celle-ci s'était figée, en équilibre sur la tranche du bar. Lorsqu'il tendit le main, elle tomba à l'intérieur, et il la rangea.

- Il est parfois nécessaire de nous adapter à notre don avant que notre don accepte de s’adapter à notre vie. Vous verrez que les choses progressent avec le temps.

S'adapter au don ? Comment pouvait elle s'adapter à son don ? Cela faisait au moins onze ans qu'elle vivait avec, et n'avais jamais sentit aucune progression. Au contraire. D'ailleurs elle ne savait pas comment cela pouvait être possible. Devait-elle tester son don à long terme ? Non, ça pourrait être dangereux...
Que devait t'elle faire ? Elle était plongée dans ses pensées, elle réfléchissait depuis combien de temps connaissait-il son don, lui ? Etait-il au meilleur niveau de son pouvoir ? Arriverai-t'elle à atteindre cette phase ? Cette adaptation ?

- Vous devez comprendre que vous n’êtes pas la seule. Nous sommes très loin d’être les seuls. Il y a des gens comme nous dans le monde entier. Depuis un certain temps. Des capacités extrêmement diverses. Parfois très puissantes. Qui parfois modifient l’esprit des gens. Jusqu’à la folie.

Il avait plongé ses yeux bleus dans ceux d’Hayden, ils était graves, sérieux, ceux du mentor qui apprend à son apprenti quelque chose d'essentiel. Son expression angélique et fragile avait disparue.

- Vous voyez, le pouvoir de faire certaines choses parfois transforment les gens. On appelle les gens comme nous des Pulses. Certains Pulses… Disons qu’ils ont choisi la mauvaise voie. Qu’ils se préoccupent uniquement de leur pouvoir. Ce sont des gens dangereux. Contre lesquels il importe de lutter.

Il avait marqué une pause, choisissait-il ses mots ?

- Cette guerre… Ce n’est pas nécessairement la vôtre. Vous n’avez pas à vous sentir responsable. Vous pouvez continuer à mener votre vie. Mais sachez simplement, enfin, que si un jour vous vous sentez les épaules… Nous sommes là. Pour lutter. Ou simplement pour vous protéger. En attendant, il est sans doute prudent de demeurer discrète. Très discrète. Nous sommes un objet d’intérêt pour beaucoup de gens dont les intentions ne sont pas toujours très louables.

Il étaient plusieurs, ils étaient bons, ou mauvais. Ils avaient un nom : les Pulses.
Ca la rassura un peu, de savoir qu'il y avait sûrement quelqu'un qui, comme elle, souffrait de maux après l'utilisation de leurs dons, ou tout simplement, ce posait des questions.

Cette guerre dont il parlait, personne n'était au courant, mis à part eux. Elle même, si elle n'avait pas rencontré Ivan, n'aurai jamais eu vent de cette affaire.
Le gouvernement était-il au courant ? Etaient-ils en danger ? Si quelqu'un découvrait son don, serait-elle traquée ?
Elle frissonna.

- Fais-tu parti d'un de ces camps ?

Elle s'était adressé à lui comme elle l'aurait fait à un ami, sans s'embarrasser des politesses, le russe était devenu plus qu'un simple client, ils étaient désormais liés, qu'il le veuille ou non.
Malgré leur différence de classe, de milieu, et sûrement d'éducation, ils se ressemblait en un point. Tout les deux étaient extraordinaires.

- Si je choisit de ne pas prendre partis, et qu'un mauvais Pulse apprend l'existence de mon don, que devrais-je faire ?

Elle se demandait si un autre Pulse avait un don similaire au sien. Si c'était le cas, pourrait-il lui en apprendre plus ?

Il était tard, le temps passait à vitesse éclaire, le seul client au bar était devant elle. Elle consulta sa montre, 22h30. Elle allait bientôt devoir partir. Serait-il déplacé d'inviter Ivan quelque part ? Elle voulait en savoir plus, sur les Pulses, et cette guerre.
Elle avait l'impression d'être un myope à qui on aurait donné des verres adaptés.

Ivan essayait machinalement de se souvenir du jour où il avait, lui aussi, appris la vérité, mais c’était peine perdue. La découverte avait été progressive, et il avait mené cette aventure en solitaire : il avait rassemblé des éléments, s’était plongé dans des archives de journaux, avait fait jouer ses relations pour se plonger dans des archives moins accessibles, puis il en était venu à fréquenter des milieux dangereux et, de la sorte, insensiblement et de proche en proche, il était devenu un des combattants de ce monde secret, capable d’y manœuvrer et, comme chacun d’eux, à la fois cible et chasseur.

Si en un sens cette lente découverte avait été terrible, parce qu’elle l’avait plongé dans un univers dont rien ne pouvait le sortir (mais dont il était également vrai qu’il ne désirait pas s’échapper), elle avait au moins eu le mérite de ne pas lui imposer la commotion intellectuelle que constituait la révélation d’une réalité complexe et cachée, dans laquelle on était en quelque manière impliqué, mais dont on ne savait pourtant absolument rien.

Il n’était pas nécessaire d’être doué de beaucoup d’empathie pour comprendre qu’ainsi devaient se bousculer dans l’esprit soudainement exposé à la vérité d’Hayden une foule de questions, certaines futiles (et pourtant primordiales), d’autres importantes et complexes, toutes n’étant pas susceptibles de recevoir une réponse : il fallait souvent attendre, méditer et découvrir les choses par soi-même. Découverte qui n’était pas sans être parfois un peu douloureuse (voire mortelle).

Le jeune homme observait les réactions de la femme, espérant qu’elles ne se trouvaient pas trop violentes : il ne savait gérer ni les crises de larmes, ni les crises de panique ou d’hystérie. Il était bon en relations publiques, mais ce n’était pas un homme très habile pour consoler les gens : l’habitude d’encaisser tout et d’aller de l’avant, sans aucun doute.

La première question qu’elle lui posa avait une réponse assez évidente, et il l’avait laissé entendre, mais il comprenait fort bien que dans cette océan d’incertitudes où il venait de la jeter, elle eût besoin que des choses fussent dites, affirmées, auxquelles elle pût se raccrocher.

« Oui. Je fais partie de l’un de ces camps. »

Sans doute faisait-il partie des gentils. N’avait-il pas l’air angélique ? Bien sûr, en réalité, Ivan avait sa manière propre d’être du bon côté, et cette manière n’était pas sans impliquer des mesures parfois refroidissantes. Mais après tout, c’était de la politique, et en politique, il était toujours préférable d’être réaliste. Et décidé.

La seconde question bien sûr était plus complexe, et il était impossible à Ivan de répondre tout à fait.

« Je ne sais pas. Tout dépend. Les gens ont des motivations complexes. Des particularités. Votre don pourrait avoir de l’intérêt pour certains, pour d’autres non. Tout dépend de leurs projets. Nous vivons dans un monde incertain, Mademoiselle Cross. Je ne peux malheureusement pas vous répondre. »

Il lui adressa un sourire un peu triste.

« Bien sûr, il est possible qu’il ne vous arrive jamais rien et que vous viviez tranquillement. Mais il est possible également que l’on tente de s’en prendre à vous. Tout ce que je peux faire, c’est de vous conseiller vivement d’apprendre à connaître votre don, à vous en servir. Vous avez essayé déjà sans doute. Ne désespérez pas. C’est une malédiction d’une certaine manière, mais c’est votre plus sûre protection. »

Il attrapa son sac, fouilla à l’intérieur et en sortit une carte de visite, avec son nom, son adresse électronique, son numéro de téléphone, qu’il tendit à Hayden Dorothy.

« En cas de besoin, vous pouvez toujours m’appeler. Il est peu probable que je serai dans le coin, mais… Eh bien, je connais des gens. »

Bien sûr, si elle était poursuivie par un psychopathe sanguinaire, cela ne changerait pas grand-chose. Mais mieux valait proposer un peu d’aide que n’en pas proposer du tout.

Comme elle l'imaginait, le russe approuva.

- Oui. Je fais partie de l’un de ces camps.

Bien qu'elle s'en doutait, Hayden fut rassurée, Ivan savait de quoi il parlait, de plus, il n'avait pas l'air méchant, c'était un requin, ça elle le devinait, mais son instinct lui disait bien que ce n'était pas un mauvais pulse.
De toute façon, elle s'imaginait bien qu'il ne tenterai rien ici, quand à elle, il lui suffirait de le toucher un instant pour qu'il s'endorme. Enfin, normalement...
Elle le fixait intensément, sans essayer de fuir la paire d'yeux bleus. Elle ne pu s'empêcher de penser : " Il y a un quelque chose chez lui qui force le respect, pourtant il a l'air plutôt jeune, légèrement plus de la vingtaine " . Dieu merci, il ne lisait pas des les pensées...

Elle détourna le regard lorsqu'il ouvrit la bouche pour répondre à sa deuxième question.

- Je ne sais pas. Tout dépend. Les gens ont des motivations complexes. Des particularités. Votre don pourrait avoir de l’intérêt pour certains, pour d’autres non. Tout dépend de leurs projets. Nous vivons dans un monde incertain, Mademoiselle Cross. Je ne peux malheureusement pas vous répondre.

Digne d'intérêt, projet, motivations, incertains, complexes. Les mots se bousculaient dans sa tête, d'après ce qu'il disait, elle pouvait courir un risque.
Un risque minime certes, mais un risque. Elle regrettait fortement que son père ne lui ai pas fait prendre connaissance de son don à un autre moment, lui au moins, aurait pu lui expliquer tout ça, peut être était-il au courant pour les Pulses...

"Foutu accident de voiture de merde..."

Elle soupira.

- Bien sûr, il est possible qu’il ne vous arrive jamais rien et que vous viviez tranquillement. Mais il est possible également que l’on tente de s’en prendre à vous. Tout ce que je peux faire, c’est de vous conseiller vivement d’apprendre à connaître votre don, à vous en servir. Vous avez essayé déjà sans doute. Ne désespérez pas. C’est une malédiction d’une certaine manière, mais c’est votre plus sûre protection. En cas de besoin, vous pouvez toujours m’appeler. Il est peu probable que je serai dans le coin, mais… Eh bien, je connais des gens.

Tout en lui disant cela, Ivan lui avait donnée une carte, de boulot sûrement. Elle la prit en souriant.

" Ivan Ivanovitch Arkadine "
Lu-t'elle.

- Merci.

Tout en disant cela, elle s'aperçut qu'un couple était entré. Ils s'étaient installés à une petite table au fond. La jeune femme, installée sur la banquette en cuir avait posé ses coude sur la table et agitait impatiemment les jambes. Devant elle, son ami avait posé sa main sur la sienne.
Elle s'adressa à Ivan :

- Vous m'excusez un instant ?

Puis elle attrapa deux cartes et se dirigea vers les clients. Elle leur sourit poliment et déposa les cartes devant le couple.

- Bonjour et bienvenu ! Voilà la carte, je vous laisse choisir. Si vous avez des questions, je suis au bar.

La jeune femme lui rendit son sourire. Mais un sourire plein d'arrogance. Hayden tourna les talons et repris sa place au comptoir, en face d'Ivan.

Somme toute, Ivan trouvait que la jeune femme réagissait avec beaucoup de mesure. Pas de crise de panique, par exemple, ou de larmes. C’était un bon point. Soit elle ne se rendait pas compte de l’ampleur de la situation et des graves problèmes vers lesquels ils allaient tous, et il était vrai qu’Ivan avait pris soin de ne pas rendre sa présentation trop angoissante, soit elle était douée d’un certain sang-froid qui ne serait pas sans lui être utile à l’avenir ; quoi qu’il en fût, Ivan était soulagé de ne pas avoir à trop jouer le psychologue.

Il répondait au sourire qu’elle lui adressa lorsqu’elle prit sa carte et hocha légèrement la tête quand elle lui demanda de l’excuser : des clients tardifs. Laissé un peu seul à ses pensées, Ivan réfléchissait. Il se demandait s’il n’eût pas été préférable de prévenir quelqu’un du ranch, quelqu’un de plus habile que lui dans le domaine du recrutement, Gabriel par exemple. Mais après tout, Hayden en savait assez désormais pour choisir par elle-même.

Machinalement, il la chercha du regard dans la salle et ses yeux se posèrent sur le jeune couple. Etait-ce agréable, de mener cette vie paisible et amoureuse, loin du tumulte des finances et de la guerre clandestine, loin des préoccupations dangereuses et complexes qui faisaient le tissu de son existence ? Parfois, il se prenait à souhaiter, lui aussi, s’attabler dans un bon restaurant, avec un jeune homme souriant, pour partager un repas tranquille.

Mais au fond de lui, il sentait trop puissant l’appel du frisson, des incertitudes, des combats de toute sorte. Et les jeunes hommes allaient et venaient dans sa vie, sans qu’aucun s’y fixât jamais. Peut-être était-ce de sa faute. Qu’il ne leur laissait pas le temps de faire leurs preuves. Qu’il était trop exigeant. Ou simplement n’avait-il pas trouvé chaussure à son pied. Il préférait ne pas trop y penser, de peur de découvrir que son insensibilité était une feinte destinée à atténuer sa déception.

Hayden était revenu vers lui. Il lui adressa un sourire un peu fatigué. Il avait rassemblé ses forces, il était vrai, pour soutenir la conversation, mais il n’empêchait pas que le pouvoir de la jeune femme avait eu son effet sur lui, que la journée également avait été longue, et que ces éléments conjugués lui soufflaient de plus en plus fort qu’il était temps pour lui de trouver le sommeil.

Hayden Dorothy avait sa carte, elle pouvait aisément trouver le numéro de sa chambre, donc son téléphone, si besoin était, et il lui avait dit tout ce dont il jugeait raisonnable de la prévenir. Il ne voyait pas trop comment il pouvait lui être plus utile — sauf en lui apprenant plus de détails, ce dont il n’était pas sûr que ce fût entièrement profitable. La politesse pouvait bien le retenir encore un peu, mais il pressentait qu’elle ne lutterait pas très efficacement contre le sommeil.

« Mademoiselle Cross, il est assez tard et je crois que votre poignée de main a eu un peu raison de moi. »

Ses lèvres dessinaient un sourire qui devait l’excuser de s’éclipser ainsi. Sans doute la jeune femme aurait-elle l’impression de se retrouver abandonnée dans un monde devenu soudainement hostile, mais il n’y avait rien, vraiment, qu’Ivan pût faire pour alléger un peu plus le choc de cette nouvelle situation.

« Je crois qu’il est plus sage pour moi d’aller me reposer un peu. Bien sûr, je reste à votre disposition. Au cas où. »

Il descendit de son tabouret, fouilla dans sa poche et en sortit un nouveau billet, dont le montant naturellement excédait de beaucoup celui du café, et le posa sur le bar, avant de jeter son sac à dos sur son épaule.

« Soyez prudente et ne vous inquiétez pas trop. Nous aurons sans doute l’occasion de nous revoir. Bonne nuit. »

Après ce conseil paradoxale et difficilement applicable, il lui adressa l’un de ses fameux sourires avant de se détourner et de sortir du bar, suivi par le regard un peu distrait de la jeune femme attablée qui, soudainement, ne trouvait plus son petit copain si fantastique que cela. Ce que ce dernier ne manqua pas de remarquer. Hayden allait pouvoir assister à une scène de ménage !

Même si le contact avait était bref, Hayden doutait de sa capacité à dormir cette nuit là. Malgré tout, elle mourrait de fatigue, peut être que des somnifères l'aideraient à s'endormir ? Dommage que son don ne fasse aucun effet sur elle…
Elle bu une dernière gorgée de café et ferma les yeux quelques secondes. Elle dormirai demain, après son jogging elle dormirait toute l'après-midi, histoire de rattraper un peu de sommeil. Elle aurait pu demander à ses collègues de la remplacer une heure ou deux, il n'y avait de clients à cette heure là. Mais bon, ce n'était pas dans ses habitudes.

Elle reporta son attention sur le russe. Il avait l'air fatigué, apparemment, malgré son bon reflex de lui lâcher la main avant qu'il ne soit trop tard, il avait l'air fatigué, dans une heure maximum, il tomberait de sommeil...

- Mademoiselle Cross, il est assez tard et je crois que votre poignée de main a eu un peu raison de moi. Je crois qu’il est plus sage pour moi d’aller me reposer un peu. Bien sûr, je reste à votre disposition. Au cas où.

Il lui sourit, un beau sourire, comme s'il souhaitait se faire pardonner de la quitter si tôt.
Elle acquiesça dans un sourire et le regarda quitter son tabouret, reprendre son sac et déposer un gros billet sur le bar.

- Soyez prudente et ne vous inquiétez pas trop. Nous aurons sans doute l’occasion de nous revoir. Bonne nuit.

Elle prit le billet et le rangea dans la caisse. La recette de cette soirée était très satisfaisante, pourtant, les clients ne s'étaient pas fait nombreux…
Elle vérifia l'heure sur l'horloge, il ne restait qu'une vingtaine de minutes.

- Bien, passez une bonne nuit ! Encore merci, j'ai été vraiment contente de pouvoir partager ça avec quelqu'un.

Lorsqu'il sorti de la salle, après un dernier sourire, Hayden vit la jeune femme, assise un peu plus loin, le suivre du regard. C'est vrai que par rapport à son propre ami, Ivan sortait vraiment du lot. Beau, plein de confiance en lui... L'autre ne faisait pas le poids, c'était clair.
Discuter avec le russe avait était très agréable, Ivan Arkadine était quelqu'un de bien, elle se demanda si elle aurait l'occasion de le revoir.

- Mademoiselle !

C'était le couple. Ils avaient choisit. Hayden se dirigea vers eux et pris leur commande. Après cela, elle alla les servir et repris sa place au comptoir...
Apparemment, les regards plein d'admiration et de fantasmes de la jeune femme n'avaient pas échappé à son ami. Hayden ne pu s'empêcher de rire intérieurement en voyant le jeune homme se tourner la tête et la jeune femme prendre un air agacer.

A 23H, le couple s'en alla, elle débarrassa le table et passa un coup d'éponge. Quand elle eut fini de ranger et de nettoyer, elle rentra chez elle et se fit couler un bain.
Sachant qu'elle ne pourrait pas s'endormir cette nuit, elle attrapa un bouquin et commença à le lire.